Honoré de Balzac - Eugénie Grandet (Le cousin de Paris: partie 4)

Publié le par Jonathan

– Pourquoi suis-je ici ? dit Charles. Nanon ! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile.

 

– Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet. Charles resta muet, pâlit et les yeux devinrent fixes.

 

– Oui, mon pauvre garçon, tu devines. Il est mort. Mais ce n’est rien. Il y a quelque chose de plus grave. Il s’est brûlé la cervelle…

 

– Mon père ? …

 

– Oui. Mais ce n’est rien. Les journaux glosent de cela comme s’ils en avaient le droit. Tiens, lis.

 

Grandet, qui avait emprunté le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l’âge où les sentiments se produisent avec naïveté, fondit en larmes.

 

– Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m’effrayaient… Il pleure, le voilà sauvé. Ce n’est encore rien, mon pauvre neveu, reprit Grandet à haute voix sans savoir si Charles l’écoutait, ce n’est rien, tu te consoleras ; mais…

 

– Jamais ! jamais ! mon père ! mon père !

 

– Il t’a ruiné, tu es sans argent.

 

– Qu’est-ce que cela me fait ! Où est mon père, mon père ?

 

Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d’une horrible façon et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient : les larmes sont aussi contagieuses que peut l’être le rire. Charles, sans écouter son oncle, se sauva dans la cour, trouva l’escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer à son aise loin de ses parents.

 

– Il faut laisser passer la première averse, dit Grandet en rentrant dans la salle où Eugénie et sa mère avaient brusquement repris leurs places et travaillaient d’une main tremblante après s’être essuyé les yeux. Mais ce jeune homme n’est bon à rien, il s’occupe plus des morts que de l’argent.

 

Eugénie frissonna en entendant son père s’exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commença à juger son père. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison ; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, après s’être graduellement affaiblie.

 

– Pauvre jeune homme ! dit madame Grandet.

 

Fatale exclamation ! Le père Grandet regarda sa femme, Eugénie et le sucrier ; il se souvint du déjeuner extraordinaire apprêté pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle.

 

– Ah ! çà, j’espère, dit-il avec son calme habituel, que vous n’allez pas continuer vos prodigalités, madame Grandet. Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle.

 

– Ma mère n’y est pour rien, dit Eugénie. C’est moi qui…

 

– Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier ? Songe, Eugénie…

 

– Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de…

 

– Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frère par-ci, mon neveu par là. Charles ne nous est de rien, il n’a ni sou ni maille ; son père a fait faillite ; et, quand ce mirliflor aura pleuré son soûl, il décampera d’ici ; je ne veux pas qu’il révolutionne ma maison.

 

– Qu’est-ce que c’est, mon père, que de faire faillite ? demanda Eugénie.

 

– Faire faillite, reprit le père, c’est commettre l’action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer l’homme.

 

– Ce doit être un bien grand péché, dit madame Grandet, et notre frère serait damné.

 

– Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. Faire faillite, Eugénie, reprit-il, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d’honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête ; mais l’autre… Enfin Charles est déshonoré.

 

Ces mots retentirent dans le cœur de la pauvre fille et y pesèrent de tout leur poids. Probe autant qu’une fleur née au fond d’une forêt est délicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes : elle accepta donc l’atroce explication que son père lui donnait à dessein de la faillite, sans lui faire connaître la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculée.

 

– Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ?

 

– Mon frère ne m’a pas consulté. D’ailleurs, il doit quatre millions.

 

– Qu’est-ce que c’est donc qu’un million, mon père ? demanda-t-elle avec la naïveté d’un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu’il désire.

 

– Deux millions ? dit Grandet, mais c’est deux millions de pièces de vingt sous, et il faut cinq pièces de vingt sous pour faire cinq francs.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Eugénie, comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions ? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions ? (Le père Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater.)- Mais que va devenir mon cousin Charles ?

 

– Il va partir pour les Grandes-Indes, où, selon le vœu de son père, il tâchera de faire fortune.

 

– Mais a-t-il de l’argent pour aller là ?

 

– Je lui payerai son voyage… jusqu’à… Oui, jusqu’à Nantes.

 

Eugénie sauta d’un bond au cou de son père.

 

– Ah ! mon père, vous êtes bon, vous !

 

Elle l’embrassait de manière à rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu.

 

– Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? lui demanda-t-elle.

 

– Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon.

 

Eh ! bien, il en faut cinquante mille pour faire un million.

 

– Maman, nous dirons des neuvaines pour lui.

 

– J’y pensais, répondit la mère.

 

– C’est cela ! toujours dépenser de l’argent, s’écria le père. Ah ! çà, croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ?

 

En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaça de terreur Eugénie et sa mère.

 

– Nanon, va voir là-haut s’il ne se tue pas, dit Grandet.

 

– Ha ! çà, reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille que son mot avait rendues pâles, pas de bêtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s’en vont aujourd’hui. Puis j’irai voir Cruchot et causer avec lui de tout ça.

 

Il partit. Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mère respirèrent à leur aise. Avant cette matinée, jamais la fille n’avait senti de contrainte en présence de son père ; mais, depuis quelques heures, elle changeait à tous moments et de sentiments et d’idées.

 

– Maman, pour combien de louis vend-on une pièce de vin ?

 

– Ton père vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, à ce que j’ai entendu dire.

 

– Quand il récolte quatorze cents pièces de vin…

 

– Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait ; ton père ne me dit jamais ses affaires.

 

– Mais alors papa doit être riche.

 

– Peut-être. Mais monsieur Cruchot m’a dit qu’il avait acheté Froidfond il y a deux ans. Ca l’aura gêné.

 

Eugénie, ne comprenant plus rien à la fortune de son père, en resta là de ses calculs.

 

– Il ne m’a tant seulement point vue, le mignon ! dit Nanon en revenant. Il est étendu comme un veau sur son lit et pleure comme une Madeleine, que c’est une vraie bénédiction ! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme ?

 

– Allons donc le consoler bien vite, maman ; et, si l’on frappe, nous descendrons.

 

Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugénie était sublime, elle était femme. Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n’entendait rien. Plongé dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulées.

 

– Comme il aime son père ? dit Eugénie à voix basse.

 

Il était impossible de méconnaître dans l’accent de ces paroles les espérances d’un cœur à son insu passionné. Aussi madame Grandet jeta-t-elle à sa fille un regard empreint de maternité, puis tout bas à l’oreille :

 

– Prends garde, tu l’aimerais, dit-elle.

 

– L’aimer ! reprit Eugénie. Ah ! si tu savais ce que mon père a dit !

 

Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine.

 

– J’ai perdu mon père, mon pauvre père ! S’il m’avait confié le secret de son malheur, nous aurions travaillé tous deux à le réparer. Mon Dieu, mon bon père ! je comptais si bien le revoir que je l’ai, je crois, froidement embrassé.

 

Les sanglots lui coupèrent la parole.

 

– Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. Résignez-vous à la volonté de Dieu.

 

– Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! Votre perte est irréparable ; ainsi songez maintenant à sauver votre honneur…

 

Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l’esprit en toute chose, même quand elle console, Eugénie voulait tromper la douleur de son cousin en l’occupant de lui-même.

 

– Mon honneur ? … cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s’assit sur son lit en se croisant les bras.

 

– Ah ! c’est vrai. Mon père, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri déchirant et se cacha le visage dans ses mains.

 

– Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez à mon père, il a dû bien souffrir.

 

Il y avait quelque chose d’horriblement attachant à voir l’expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arrière-pensée. C’était une pudique douleur que les cœurs simples d’Eugénie et de sa mère comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l’abandonner à lui-même. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places près de la croisée, et travaillèrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugénie avait aperçu, par le regard furtif qu’elle jeta sur le ménage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d’œil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d’or. Cette échappée d’un luxe vu à travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-être. Jamais un événement si grave, jamais un spectacle si dramatique n’avait frappé l’imagination de ces deux créatures incessamment plongées dans le calme et la solitude.

 

– Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle.

 

– Ton père décidera de cela, répondit madame Grandet.

 

Elles restèrent de nouveau silencieuses. Eugénie tirait ses points avec une régularité de mouvement qui eût dévoilé à un observateur les fécondes pensées de sa méditation. Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au cœur de madame Grandet.

 

– Qu’a donc ton père ? dit-elle à sa fille.

 

Le vigneron entra joyeux. Après avoir ôté ses gants, il se frotta les mains à s’en emporter la peau, si l’épiderme n’en eût pas été tanné comme du cuir de Russie, sauf l’odeur des mélèzes et de l’encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui échappa.

 

– Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu ! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promené sur la place, devant le auberge, en ayant l’air de bêtiser. Chose, que tu connais, est venu à moi. Les propriétaires de tous les bons vignobles gardent leur récolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empêchés. Notre Belge était désespéré. J’ai vu cela. Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la pièce, moitié comptant. Je suis payé en or. Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront.

 

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton calme, mais si profondément ironique, que les gens de Saumur, groupés en ce moment sur la place et anéantis par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frémi s’ils les eussent entendus. Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent.

 

– Vous avez mille pièces cette année, mon père ? dit Eugénie.

 

– Oui, fifille.

 

Ce mot était l’expression superlative de la joie du vieux tonnelier.

 

– Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous.

 

– Oui, mademoiselle Grandet.

 

– Eh ! bien, mon père, vous pouvez facilement secourir Charles.

 

L’étonnement, la colère, la stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharès ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus à son neveu, le retrouvait logé au cœur et dans les calculs de sa fille.

 

– Ah ! çà, depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d’acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-là. Je sais, à mon âge, comment je dois me conduire, peut-être ! D’ailleurs je n’ai de leçons à prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu’il sera convenable de faire, vous n’avez pas à y fourrer le nez. Quant à toi, Eugénie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m’en parle plus, sinon je t’envoie à l’abbaye de Noyers avec Nanon voir si j’y suis ; et pas plus tard que demain, si tu bronches. Où est-il donc, ce garçon, est-il descendu ?

 

– Non, mon ami, répondit madame Grandet.

 

– Eh ! bien, que fait-il donc ?

 

– Il pleure son père, répondit Eugénie.

 

Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. Il était un peu père, lui. Après avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement à son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forêt coupés à blanc lui avaient donné six cent mille francs ; en joignant à cette somme l’argent de ses peupliers, ses revenus de l’année dernière et de l’année courante, outre les deux cent mille francs du marché qu’il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent à gagner en peu de temps sur les rentes, qui étaient à 80 francs, le tentaient. Il chiffra sa spéculation sur le journal où la mort de son frère était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maître à descendre : le dîner était servi. Sous la voûte et à la dernière marche de l’escalier, Grandet disait en lui-même :

 

– Puisque je toucherai mes intérêts à huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j’aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or.

 

– Eh ! bien, où donc est mon neveu ?

 

– Il dit qu’il ne veut pas manger, répondit Nanon. Ca n’est pas sain.

 

– Autant d’économisé, lui répliqua son maître.

 

– Dame, voui, dit-elle.

 

– Bah ! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois.

 

Le dîner fut étrangement silencieux.

 

– Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ôtée, il faut que nous prenions le deuil.

 

– En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dépenser de l’argent. Le deuil est dans le cœur et non dans les habits.

 

– Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Eglise nous ordonne de…

 

– Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira.

 

Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la première fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés. Cette soirée fut semblable en apparence à mille soirées de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugénie travailla sans lever la tête, et ne se servit point du nécessaire que Charles avait dédaigné la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abîmé dans des calculs dont les résultats devaient, le lendemain, étonner Saumur. Personne ne vint, ce jour-là, visiter la famille. En ce moment, la ville entière retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frère et de l’arrivée de son neveu. Pour obéir au besoin de bavarder sur leurs intérêts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, où se fulminèrent de terribles imprécations contre l’ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fît entendre sous les planchers grisâtres de la salle.

 

– Nous n’usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelées.

 

– Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, voguait sur cette longue nappe d’or.

 

– Couchons-nous. J’irai dire bonsoir à mon neveu pour tout le monde, et voir s’il veut prendre quelque chose.

 

Madame Grandet resta sur le palier du premier étage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugénie, plus hardie que sa mère, monta deux marches.

 

– Hé ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c’est naturel. Un père est un père. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m’occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin ? Le vin ne coûte rien à Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thé.

 

– Mais, dit Grandet en continuant, vous êtes sans lumière. Mauvais, mauvais ! faut voir clair à ce que l’on fait. Grandet marcha vers la cheminée.

 

– Tiens ! s’écria-t-il, voilà de la bougie. Où diable a-t-on pêché de la bougie ? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des œufs à ce garçon-là.

 

En entendant ces mots, la mère et la fille rentrèrent dans leurs chambres et se fourrèrent dans leurs lits avec la célérité de souris effrayées qui rentrent dans leurs trous.

 

– Madame Grandet, vous avez donc un trésor ? dit l’homme en entrant dans la chambre de sa femme.

 

– Mon ami, je fais mes prières, attendez, répondit d’une voix altérée la pauvre mère.

 

– Que le diable emporte ton bon Dieu ! répliqua Grandet en grommelant.

 

Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale ! pensée d’ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ?

 

– Madame Grandet, as-tu fini ? dit le vieux tonnelier.

 

– Mon ami, je prie pour toi.

 

– Très-bien ! bonsoir. Demain matin, nous causerons.

 

La pauvre femme s’endormit comme l’écolier qui, n’ayant pas appris ses leçons, craint de trouver à son réveil le visage irrité du maître. Au moment où, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, Eugénie se coula près d’elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front.

 

– Oh ! bonne mère, dit-elle, demain, je lui dirai que c’est moi.

 

– Non, il t’enverrait à Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas.

 

– Entends-tu, maman ?

 

– Quoi ?

 

– Hé ! bien, il pleure toujours.

 

– Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide.

 

Ainsi se passa la journée solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre héritière dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu’il l’avait été jusqu’alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu’on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n’expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? Peut-être la profonde passion d’Eugénie devrait-elle être analysée dans ses fibrilles les plus délicates ; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dénouements, que de mesurer la force des liens, des nœuds, des attaches qui soudent secrètement un fait à un autre dans l’ordre moral. Ici donc le passé d’Eugénie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie à la naïveté de son irréflexion et à la soudaineté des effusions de son âme. Plus sa vie avait été tranquille, plus vivement la pitié féminine, le plus ingénieux des sentiments, se déploya dans son âme. Aussi, troublée par les événements de la journée, s’éveilla-t-elle, à plusieurs reprises, pour écouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au cœur. Tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. Aussitôt elle se vêtit, et accourut au petit jour, d’un pied léger, auprès de son cousin qui avait laissé sa porte ouverte. La bougie avait brûlé dans la bobèche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillé, assis dans un fauteuil, la tête renversée sur le lit ; il rêvait comme rêvent les gens qui ont l’estomac vide. Eugénie put pleurer à son aise ; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbré par la douleur, ces yeux gonflés par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la présence d’Eugénie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie.

 

– Pardon, ma cousine, dit-il, ne sachant évidemment ni l’heure qu’il était ni le lieu où il se trouvait.

 

– Il y a des cœurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi.

 

– Cela est vrai.

 

– Hé ! bien, adieu.

 

Elle se sauva, honteuse et heureuse d’être venue. L’innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. Eugénie, qui, près de son cousin, n’avait pas tremblé, put à peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. Quelle idée va-t-il prendre de moi ? Il croira que je l’aime. C’était précisément ce qu’elle désirait le plus de lui voir croire. L’amour franc a sa prescience et sait que l’amour excite l’amour. Quel événement pour cette jeune fille solitaire, d’être ainsi entrée furtivement chez un jeune homme ! N’y a-t-il pas des pensées, des actions qui, en amour, équivalent, pour certaines âmes, à de saintes fiançailles ! Une heure après, elle entra chez sa mère, et l’habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s’asseoir à leurs places devant la fenêtre et attendirent Grandet avec cette anxiété qui glace le cœur ou l’échauffe, le serre ou le dilate suivant les caractères, alors que l’on redoute une scène, une punition ; sentiment d’ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l’éprouvent au point de crier pour le faible mal d’une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descendit, mais il parla d’un air distrait à sa femme, embrassa Eugénie, et se mit à table sans paraître penser à ses menaces de la veille.

 

– Que devient mon neveu ? l’enfant n’est pas gênant.

 

– Monsieur, il dort, répondit Nanon.

 

– Tant mieux, il n’a pas besoin de bougie, dit Grandet d’un ton goguenard.

 

Cette clémence insolite, cette amère gaieté frappèrent madame Grandet qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme… Ici peut-être est-il convenable de faire observer qu’en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, déjà souvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitôt qu’ils sont arrivés à un certain âge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. Le bonhomme, donc, prit son chapeau, ses gants, et dit :

 

– Je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot.

 

– Eugénie, ton père a décidément quelque chose.

 

En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse et leur assuraient cette constante réussite de laquelle s’émerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l’avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s’appuie que sur deux sentiments : l’amour-propre et l’intérêt ; mais l’intérêt étant en quelque sorte l’amour-propre solide et bien entendu, l’attestation continue d’une supériorité réelle, l’amour-propre et l’intérêt sont deux parties d’un même tout, l’égoïsme. De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu’excitent les avares habilement mis en scène. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s’attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous. Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner légalement leurs écus. Imposer autrui, n’est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpétuellement le droit de mépriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dévorer ? Oh ! qui a bien compris l’agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblème de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées ? Cet agneau, l’avare le laisse s’engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. Pendant la nuit, les idées du bonhomme avaient pris un autre cours : de là, sa clémence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pétrir, les faire aller, venir, suer, espérer, pâlir ; pour s’amuser d’eux, lui, ancien tonnelier au fond de sa salle grise, en montant l’escalier vermoulu de sa maison de Saumur. Son neveu l’avait occupé. Il voulait sauver l’honneur de son frère mort sans qu’il en coûtât un sou ni à son neveu ni à lui. Ses fonds allaient être placés pour trois ans, il n’avait plus qu’à gérer ses biens, il fallait donc un aliment à son activité malicieuse et il l’avait trouvé dans la faillite de son frère. Ne se sentant rien entre les pattes à pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frère à bon marché. L’honneur de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volonté doit être comparée au besoin qu’éprouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n’ont pas d’enjeu. Et les Cruchot lui étaient nécessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait décidé de les faire arriver chez lui, et d’y commencer ce soir même la comédie dont le plan venait d’être conçu, afin d’être le lendemain, sans qu’il lui en coûtât un denier, l’objet de l’admiration de sa ville.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article